CHAPITRE XIV

Donal était assis dans le pavillon de sa mère, sur la peau d'ours râpée que Duncan lui avait offerte et dont elle n'avait jamais voulu se débarrasser. Autour de lui se trouvaient ses affaires, attendant le retour de leur propriétaire.

Le pavillon n'était plus celui du chef de clan. Un jour, cette tente avait retenti du rire qu'ils partageaient tous les trois, des histoires qu'ils aimaient. Maintenant, il ne restait que le vide.

Il avait passé la nuit avec Sorcha, essayant de noyer son chagrin dans sa féminité. Elle l'avait calmé du mieux qu'elle pouvait. Ils avaient parlé de Duncan, de l'homme qu'il avait été, mais pas de ce que Tynstar avait fait de lui. Les souvenirs de la nuit précédente étaient trop vifs, trop réels. Il lui fallait du temps pour comprendre et accepter.

S'il était jamais capable d'accepter ce qu'il avait vécu...

Une main fine se glissa sous le rabat et l'écarta. Bronwyn entra dans le pavillon. Ses cheveux noirs étaient en bataille. Elle portait les vêtements de cuir d'un guerrier. Mais ce n'était pas la différence la plus importante. Elle avait l'air plus vivante qu'il l'eût jamais vue.

— Donal ! dit-elle en l'apercevant. Ton bras est-il guéri ?

— Oui. Bronwyn, où étais-tu ?

Elle se détourna un instant.

— Je voulais savoir si je pouvais le faire aussi. Et je peux. J'ai aussi le Sang Ancien.

Il la regarda sans comprendre.

— Le Sang Ancien ?

Il ne pensait qu'au sang de Tynstar.

— Oui, dit-elle fermement. Ma jehana m'a dit que je pourrais peut-être apprendre comme elle avait appris. Et j'ai décidé d'essayer.

— Essayer quoi ?

Il était encore faible, désorienté.

— De prendre la forme-lir. Et je peux !

— La forme-lir ! Toi ?

— Oui ! Penses-tu que je n'en sois pas digne parce que je suis une femme ?

— Ne profère pas de telles absurdités alors que notre jehana est morte !

Il ne pouvait penser à rien d'autre qu'à Alix se sacrifiant pour les sauver pendant que Bronwyn jouait à ses petits jeux.

Mais peut-être n'était-ce pas des jeux, se dit-il. Si la fille d'Alix avait le même pouvoir que sa mère, le Sang Ancien serait peut-être assez fort pour neutraliser l'influence ihlinie.

— Morte ? Notre jehana ?

— La nuit dernière. C'était un piège mental ihlini.

— Mais... comment ?

Il ne pouvait pas lui parler de son père. C'était trop personnel. Il ne voulait pas partager cette douleur.

— Tynstar nous a tendu une embuscade. Il nous voulait aussi, Finn et moi, mais il n'a eu que notre jehana.

— Tynstar a tué notre jehana ?

— Elle a trouvé le chemin qui mène aux dieux.

Bronwyn tomba à genoux. Donal l'attira contre sa poitrine.

— Pourquoi ? Pourquoi voulait-il tuer notre jehana ?

— Par vengeance. Les Ihlinis n'ont pas besoin de raisons.

— Morte, murmura-t-elle. Mais je voulais lui dire ce que j'avais fait, je voulais qu'elle sache que son sang est en moi aussi ! Je voulais être importante, différente...

Oh, Bronwyn, se lamenta Donal, tu es plus différente que tu l'imagines !

Au bout d'un moment, la jeune fille se dégagea de l'étreinte de son frère.

— Donal... que va-t-il advenir de moi maintenant ?

— Tu peux rester ici si tu veux. La Citadelle est ton foyer. Mais, si tu préfères, tu as la possibilité de venir à Homana-Mujhar, tenir compagnie à Aislinn. Elle a un mariage à préparer, en moins de temps que je le souhaiterais...

Il savait qu'il était inutile de demander un délai à Karyon, car le sort d'Homana dépendait des noces.

— Je n'ai pas envie de participer à un mariage maintenant. Pas sans ma jehana.

Donal se leva lentement.

— Je suis désolé, mais je dois partir...

— Après ce qui est arrivé ?

Donal soupira. Il ne la blâmait pas ; il aurait aimé rester.

— Rujholla... N'oublie pas notre su’fali. Tu peux trouver un réconfort en le réconfortant, lui.

Bronwyn ne répondit pas tout de suite.

— Dis à Aislinn que je viendrai, mais plus tard. Je ne pourrais pas supporter tout ça pour le moment.

Il l'embrassa sur le front.

Le doute était toujours en lui. Pourtant, la possibilité qu'il se fût agi de Bronwyn, dans la crypte, semblait mince. Mais si elle mentait ?

Et Aislinn ? Où était-elle ?

Il ne dit rien de plus à sa sœur et la laissa pleurer en privé, selon la coutume cheysulie.

Les invités avaient été rassemblés et les vœux prononcés. La proclamation avait vite suivi. De prince héritier « informel », Donal était passé au statut officiel. Il sentait le changement à la façon dont les nobles le regardaient. C'était maintenant définitif : Homana aurait un jour un Mujhar cheysuli.

Donal ne participait pas beaucoup aux danses et aux rires. Appuyé contre un mur paré de tapisseries, il réfléchissait à son nouveau rang. Sans le vouloir, il toucha le cercle d'or qui barrait son front.

Karyon le lui avait remis pendant la cérémonie. Il représentait son statut princier, le futur d'Homana. Très léger, il était pourtant assez lourd pour sceller à jamais son tahlmorra.

Donal sourit.

S'ils s'attendaient à trouver un prince homanan, ils ont sans doute été choqués par mes vêtements cheysulis. Parfait !

Il regarda Aislinn danser avec un des jeunes nobles. Depuis son séjour sur l'Ile de Cristal, elle avait acquis la grâce qui lui faisait défaut jusque-là. Sa riche chevelure rousse se balançait sur ses hanches à chaque mouvement. Elle portait, aux oreilles et autour du cou, des saphirs étincelants montés sur de l'argent.

Les bijoux de mariage que Karyon a offerts à Electra. Il n'est pas étonnant qu'il ait failli l'obliger à les enlever. Mais même un Mujhar ne peut pas reprendre ce qui a été librement donné. Aislinn a ainsi un legs de sa jehana.

Donal regarda Aislinn de plus près. Elle était adorable, presque une femme.

Ce qui est à moi est aussi à Tynstar.

Les mots résonnèrent dans son esprit comme si on les avait murmurés à son oreille. Il se redressa et chercha Electra dans la foule.

Il n'y avait qu'Aislinn, tournant lentement au rythme de la danse.

Sa chevelure d'un roux étincelant sembla se transformer, devenir gris argent, puis blanche.

Mais pas à cause de l'âge. C'était le blond paille de la jeunesse ensorcelée d'Electra.

Ses yeux rencontrèrent ceux d'Aislinn : gris pâle, le regard d'Electra. Pleins de promesses subtiles qui étaient en réalité des cauchemars...

Donal sursauta quand quelqu'un lui mit un gobelet de vin dans la main.

— Bois, dit Finn. La nuit sera longue avant que tu puisses coucher avec ta femme.

Il regarda Aislinn de nouveau, secoué jusqu'à l'âme. Par les dieux... Electra est-elle quelque part parmi nous ?

— Je dois t'embrasser pour me porter chance ! lança Bronwyn. Baisse-toi, tu es trop grand pour moi !

Il vit le collier et les boucles d'oreille de laque bleue scintiller contre sa peau. Elle n'avait rien de cheysuli dans son apparence. Seulement toutes les caractéristiques de l'Homanane.

Ou d'une Ihlinie ?

Il se pencha.

— Tu es sûre que ça marchera ?

— Tout le monde dit que oui. Chaque femme qui veut un cheysul doit embrasser l'époux le plus récent. Regarde ! Meghan sera sans doute la prochaine.

— Meghan est trop jeune pour songer au mariage. Toi aussi, d'ailleurs !

— Je n'ai qu'un an de moins qu'Aislinn. A seize ans, peut-être aurai-je trouvé un cheysul !

Donal se dégagea de son étreinte.

— Retourne danser, rujholla. Ne fais pas attendre ton partenaire !

— Elle a raison, dit Finn. L'an prochain, elle sera peut-être mariée.

— Il vaudrait sans doute mieux ne pas la laisser faire. Qui sait quels pouvoirs seront les siens dans les années à venir ?

— Il n'y a rien de Tynstar en elle pour le moment.

— Et si cela se produit ?

— Nous nous en occuperons à ce moment-là.

— Comme nous devons nous occuper de sa capacité de prendre la forme-lir ?

— Bronwyn ? Tu es sûr ?

— C'est ce qu'elle dit. Elle ne t'en a pas parlé ?

— Non. Elle s'est tenue à l'écart depuis la mort d'Alix. En fait, elle passe plus de temps avec Storr qu'avec moi. Si elle a appris à prendre la forme-lir, je comprends pourquoi...

— Storr ne t'a rien dit ?

— Il ne m'a pas prévenu non plus quand Alix a su se métamorphoser. Les lirs, je pense, protègent ceux qui portent le Sang Ancien.

— Crois-tu qu'ils la protégeront contre elle-même ?

— Si elle montre des signes de pouvoir ihlinis ? Je ne sais pas. Tout ce que nous savons, c'est que les lirs ne peuvent pas attaquer les Ihlinis. Peut-être sera-t-elle libérée du mal, même si elle a du sang ihlini.

— Oui, mais...

Il s'arrêta, car un étranger approchait.

— Puis-je me joindre à vous ? demanda-t-il.

Finn se tourna, puis recula d'un pas.

— Karyon ne m'avait pas dit que vous viendriez !

— Je n'étais pas sûr d'en avoir la possibilité, dit l'homme.

Grand, très blond, un cercle d'argent entourant sa tête, il sourit à Donal.

— Je pense que votre neveu a dû oublier qui je suis. La dernière fois qu'il m'a vu, il y a seize ans de cela, il n'était qu'un enfant.

Donal le détrompa :

— Je me souviens de vous, Lachlan ! Nous avons chanté la Ballade d'Homana tout l'été de votre départ. Je vois que vous n'êtes plus un simple harpiste, mais le Haut Prince d'Elias avec tout son pouvoir et sa grâce !

— Il est éloquent, ne trouvez-vous pas ? dit Finn. Je crois qu'il tient ça de moi.

— S'il a quelque chose de vous, Finn, c'est sûrement votre capacité à inspirer la confiance... ( Il se tourna vers Donal. ) Je suis désolé de la mort de votre mère. Je l'admirais beaucoup. En ce qui concerne Karyon... Dans ses lettres, il m'a dit que Tynstar lui avait volé sa jeunesse, mais je n'avais pas compris que c'était à ce point. N'y a-t-il rien que vous puissiez faire ? Par exemple utiliser votre magie ?

— C'est impossible, dit Finn. Les pouvoirs ihlinis et les dons cheysulis sont incompatibles. Nous ne pouvons pas défaire ce qu'ils ont fait quand c'est aussi énorme que cela. Je crois que Karyon l'a accepté.

Donal se racla la gorge.

— Lachlan... Où est votre harpe ? L'avez-vous laissée chez vous ?

Les cheveux de I'Ellasien brillaient dans la lumière des bougies. Il avait peu vieilli, contrairement à Karyon et à Finn. Blond, il avait vraiment l'air d'un étranger. Donal se souvenait de l'époque où il avait teint en noir sa chevelure.

— Non, elle est dans mes appartements. Pourquoi, vous voulez une leçon ? Quand vous me l'avez demandé, autrefois, je vous ai dit que vous aviez les mains d'un guerrier, non d'un harpiste. Et cette nuit, vous aurez un autre usage pour vos mains !

Lachlan se tourna vers Finn.

— Comment vont les choses pour vous, Finn, depuis que Tourmaline est morte ?

Donal vit les muscles de la mâchoire de son oncle se crisper puis se détendre. Finn était imperturbable... tant que personne ne mentionnait sa défunte cheysula devant lui.

Dans ses yeux, Donal lut un chagrin infini.

— Si c'était à refaire, je vous la laisserais.

— Par Lodhi, pourquoi ? C'est vous que Torry voulait. Elle vous a suivi de son plein gré.

— Vous auriez pu la garder en vie.

Le visage de Lachlan perdit toute couleur.

— Mais c'était vous qu'elle avait choisi ! Karyon me l'a bien dit.

— C'était pourtant vous qu'elle aurait dû épouser. J'ai été égoïste. Alix m'avait échappé et je ne voulais pas perdre une autre femme. J'ai commis une erreur, et c'est elle qui en a payé le prix.

— Je suis désolé, dit Lachlan. Je n'avais pas le droit de parler de cela. Le temps des récriminations est passé. Je suis marié à une femme adorable qui m'a donné deux fils.

Finn sourit sans joie.

— Et où avez-vous trouvé une perle pareille ?

— A Caledon, bien sûr, puisque nos deux royaumes sont enfin en paix. Pour parler d'autre chose, aimeriez-vous rencontrer un de mes nombreux frères ?

— Qui ? demanda Finn d'un ton soupçonneux. Encore un harpiste ?

— Non. Il n'est même pas prêtre de Lodhi.

Lachlan se tourna et fit signe à un jeune homme d'approcher. Les yeux bleus, les cheveux noirs, il était moins grand et moins beau que Lachlan, mais il avait une bouche mobile et expressive.

— Oui, mon seigneur Haut Prince ? dit-il d'un ton plaisant.

Lachlan soupira.

— Voici Evan, mon plus jeune frère. Vingt ans nous séparent, mais nous sommes plus proches que les autres. Les deux rebelles de la famille. Il a décidé de venir à Homana pour vérifier par lui-même si les histoires qu'on raconte sur les Cheysulis sont vraies.

Il s'inclina devant Donal.

— Je dois avouer que j'attendais des gens moins civilisés que vous, mon seigneur. Je pensais que les Cheysulis naissaient avec des queues et des crocs.

Donal crut un instant qu'il parlait sérieusement. Puis il vit une lueur moqueuse dans ses yeux.

— Surveillez vos arrières, dit-il. Par les nuits de pleine lune, nous dévorons les âmes des hommes de votre espèce !

Evan sourit et prit le gobelet des mains de son frère. II en avala le contenu avant que Lachlan puisse protester.

— C'est une mariée ravissante, mon seigneur.

— Mon nom est Donal. Et, oui, vous avez raison, elle est adorable !

— Je boirais à votre avenir avec plaisir..., si j'avais un verre de vin.

— Allons en chercher. Ma coupe est vide.

Ils gagnèrent la table la plus proche. Le prince ellasien était plein d'humour, de joie de vivre... et de bon vin. Obsédé par l'idée de prendre du bon temps, il n'était pas impressionné par le rang ou le statut de guerrier de Donal, qui se détendit comme il pouvait rarement le faire. Ils étaient frères en esprit, décida-t-il.

— Allez-vous hériter du trône ellasien ?

— Jamais ! Il y a quatre frères entre Lachlan et moi, et il a déjà deux fils, un troisième étant peut-être en chemin. Il faudrait que la guerre, la famine ou la peste les tue tous pour que j'hérite d'Elias. Je suis insignifiant, et je préfère rester ainsi.

— Pourquoi ? demanda Donal.

— Comme Lachlan l'a dit, je suis un rebelle. Etre insignifiant me laisse la liberté de rester moi-même et de faire ce que je veux. Lachlan est l'héritier. Il préférait être un harpiste et un prêtre de Lodhi. Ses années avec Karyon ont été les meilleures. Maintenant il doit être un héritier convenable pour notre père.

— En est-il mécontent ?

— Lachlan n'est mécontent de rien. Il manque de noirceur en lui pour nourrir du ressentiment. Nous sommes tous ainsi à Elias : un pays de rire et de gens heureux. Votre femme danse avec d'innombrables nobles homanans. Ne serait-il pas temps qu'elle le fasse avec vous ?

— C'est la coutume que la mariée danse avec tous les hommes présents avant d'inviter son mari.

— Il y a une jeune dame que j'aimerais mieux connaître, dit soudain Evan.

Donal regarda la danseuse qu'il admirait. Il secoua la tête.

— Oh non. Pas Meghan.

— Pourquoi ? Pensez-vous que je ne parviendrais pas à la séduire ?

— Pour cela, il vous faudrait apprivoiser son père... et je doute que ce soit possible.

Evan avala un verre de vin.

— A Elias, j'ai souvent eu affaire à des pères. Quand ils savent qui je suis, la chose est réglée.

— Finn ne sera pas impressionné par votre rang.

— Finn ? Le Cheysuli ?

— Mon su'fali. Mon oncle, en homanan.

— Dans ce cas, elle est la nièce de Karyon. Peut-être ai-je regardé trop haut. Pourtant, elle est mignonne... Non. Inutile de se mettre à dos un Cheysuli ou le Mujhar. Et celle-ci, qu'en pensez-vous ?

— Non.

— Non ? Pourquoi ? Est-elle proche du Mujhar ?

— Proche de moi, Ellasien. Bronwyn est ma sœur.

Evan jura.

— Y a-t-il ici des femmes qui ne soient pas parentes des personnages royaux ?

— Très peu. ( Donal sourit et posa sa coupe dans les mains d'Evan. ) Je vais faire ce que vous suggérez et danser avec Aislinn avant que vous jetiez votre dévolu sur elle.